Le site de généalogie de Catherine et Michel Meste |
L’improbable
rencontre de mon ancêtre, le
toulousain Jean-Pierre Loubens,
et du père de René Caillé, vendéen, au
bagne de
Rochefort
René Caillé est célèbre
pour avoir atteint Tombouctou le 20
avril 1828, et surtout le seul à en être revenu vivant à cette date. Au
début
du XIX siècle, les espaces jusqu’alors
inconnus
sont l’objet de multiples projets d’exploration, et particulièrement
l’Afrique,
et plus particulièrement Tombouctou. L’African Association,
fondée à Londres en 1788, envoie en vain vers Tombouctou huit
voyageurs, qui
meurent en route ou sont obligés de rebrousser chemin.
La Société de
Géographie de Paris
propose en 1824 un prix pour encourager un « Voyage à Tombouctou
et
l’intérieur de l’Afrique ». C’est le titre du récit que René
Caillé écrira
au retour de son voyage, et c’est ce qui a motivé son départ et lui a
donné un
but. La jeunesse de l’explorateur fut celle d’un orphelin sans aucun
moyen. Né le
28 brumaire an
VIII (19.11.1799) à Mauzé-sur-Mignon dans les Deux-Sèvres, orphelin, il
fut mis en
apprentissage dès sa prime
jeunesse par son oncle et tuteur Barthelemy Lépine. Ce sont ses
qualités
personnelles qui lui ont permis d’attirer l’attention de son
instituteur,
d’obtenir son soutien intellectuel, puis de s’informer afin de réaliser
son
rêve : explorer le monde.
C’est en relisant une fois de plus le récit de René Caillé que j’ai voulu m’intéresser à sa biographie. Et ainsi appris que son père avait été incarcéré au bagne de Rochefort (Charente-Maritime) [René Caillé l’Africain ; Alain Quella-Villéger, 2012]. Mes recherches généalogiques m’avaient fait retrouver mon ancêtre Jean-Pierre Loubens (Sosa 108), mort au bagne de Rochefort durant la même période. J’ai voulu en savoir plus sur le destin qui les a amenés là.
A)
Qui est François Caillé,
père du
célèbre René Caillé ?
Fils d’un aubergiste vendéen il est né à Sainte-Hermine en 1761. Apprenti boulanger, il épouse en 1791 à Mauzé Elisabeth Lépine, la fille de son patron. En 1799, lorsqu’il est accusé une première fois de vol, il est encore employé de son beau-père.

François Caillé a été condamné le 18 frimaire an VIII
(9.12.1799) à 12 ans de bagne : 8 ans pour un vol commis dans un
cabaret
où il était reçu à titre d’hospitalité, 2ans pour vol commis de
nuit, 2
ans pour port d’une arme à feu. Il avait été exposé de
8h à 14 heures attaché à un poteau sur un échafaud, sur
la place de Saintes. Le pourvoi en cassation étant rejeté, il avait été
écroué
le 2 germinal an VIII (23.3.1800), matricule 1004. Il décède le
27.2.1808 à
l’hôpital de la Marine à 46 ans.
Son signalement : taille 1,65, yeux roux, cheveux, sourcils et barbe noirs, nez gros et long, bouche petite, menton rond, figure ovale.
B)
Qui est mon ancêtre
Jean-Pierre
Loubens (Sosa 108) ?
Aussi inconnu
que son contemporain bagnard, il fait partie de mes ancêtres :
inconnu du
monde sauf de ses descendants.
Lors de sa condamnation, Jean-Pierre est charpentier, il habite grande-rue Nazareth, dans le centre de Toulouse. Il est originaire du Gers où il est né le 7.11.1773 à Montadet. Son père Bertrand est aussi charpentier, marié à la fille d’un tailleur d’habits ; son grand père était meunier et avait épousé la fille de son patron meunier.

On retrouve aux archives
municipales de Toulouse, 5ème
section, le contrat de mariage de mon ancêtre Jean-Pierre Loubens avec
Anne
Josèphe Dennes, en date du 23.5.1799, ainsi que leur mariage le 30
prairial an
VII (18.6.1799). Anne Josèphe est la fille de François Dennes,
cuisinier de
« madame la marquise de Saint Felix » ; il a 9 enfants.
François
Dennes est originaire de Alès (dans l’actuel département du Gard), sa
femme est
la fille d’un cordonnier de Narbonne (donc de l’actuel département de
l’Aude).
La grande ville les a tous attirés.
Jean-Pierre Loubens a été
condamné le 20 prairial an VIII
(9.6.1800) à 14 ans de bagne par le tribunal criminel de Toulouse, pour
vol
nocturne avec escalade et effraction. Exposé,
c’est-à-dire attaché à un poteau sur une place toute la journée du 18
frimaire
an IX (9.12.1800), entré au bagne le 30 floréal an IX (20.5.1801),
matricule
1537, il est à nouveau condamné le 18 messidor an IX (7.7.1801) à 3 ans
de plus
pour tentative d’évasion avec effraction le 4.6.1801. Il est décédé le
9
floréal an XIII (29.4.1805) au bagne de Rochefort. Il avait 31 ans.
Son signalement : taille 1,75, visage rond, yeux gris un peu enfoncés, cheveux sourcils et barbe châtains blonds, nez bien fait, bouche …

Pour tous
deux, la condamnation à plus de 5 ans équivalait à
une peine de mort. Tous deux ont porté le costume des condamnés à
terme :
habit rouge et bonnet vert.
Tous deux ont été reliés à un codétenu jour et
nuit, par une chaîne au pied de 2 kilos.
Jean-Pierre Loubens et François
Caillié ont vécu 4 ans en même temps au bagne
de Rochefort de mai 1801 à avril
1805. Ont-ils échangé quelques mots ?
Rien ne nous permet de l’affirmer.
C)
La vie au bagne
Plusieurs publications
permettent
de trouver quelques précisions sur le bagne et le sort de ces
malheureux :
La chaîne, c'est le convoi des prisonniers vers le
bagne. Plusieurs fois par an, des
groupes de prisonniers convergent à pied vers les grands bagnes de
France. Les
convois partant de divers cours d'assise sont appelés cordons,
se regroupant pour former la chaîne. La chaîne avance par
étapes, escortée par des gendarmes et des dragons, c'est un grand
spectacle
pour la population. On entasse les futurs bagnards dans les étables et
les
granges réquisitionnées à chaque étape.
Les trajets se font à pieds et en bateau jusqu'à l'arrivée des voitures
cellulaires en 1837.
« Arrivé le 9 juin au bagne portuaire, DUTEMS reçoit le matricule n°21132 qui sera inscrit sur sa casaque rouge et toutes les pièces de son uniforme, même les chaussures. Il reçoit aussi 2 chemises, 2 caleçons et une vareuse de toile. Avec les travaux forcés, tout cela deviendra vite des haillons. Accouplé jour et nuit à un bagnard plus ancien par une chaine, ils sont une dizaine à dormir sur « le tolard », un banc muni d’une barre à laquelle ils sont attachés. Escorté par le « garde-chiourme » ils sont affectés aux travaux pénibles de la « grande fatigue » durant 3 ans. Il s’agit du creusement de canaux, d’assèchement des marais, du pompage et curage des bassins du port, de la construction et du halage des navires, du transport de charges. Le taux de mortalité dépasse les 50%. La quatrième année c’est le régime de la « petite fatigue » qui bénéficie de travaux moins exténuants. »
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On peut
remarquer qu’en 1784, Dutems fut marqué au fer, et qu’il n’en fut
rien pour Caillé et Loubens. La Révolution française avait en effet
supprimé le
marquage au fer depuis 1791 lorsqu’ils furent incarcérés en 1799 et
1800. Cette
peine fut rétablie sous le Consulat et l’Empire, puis définitivement
abrogée en
1832.
A
l’origine, la peine des galères consistait à
ramer sur des bâtiments du même nom à voile et à rames. Ces bateaux
sont
utilisés jusqu’au milieu du XVIIIème pour la marine de guerre royale
dans les
ports du Ponant (Rochefort, Brest et Lorient) et pour la flotte du
Levant
(Marseille et Toulon). Volontaires, esclaves achetés aux turcs, puis
détenus
des prisons constituent successivement les équipages de
galériens : la
« chiourme ». Sous Louis
XIV, Colbert demande aux tribunaux d’appliquer souvent la peine des
galères
afin de reconstituer la flotte de guerre. Regroupés, enchaînés et
conduits à
pied vers les ports, ils vont être fixés aux bancs de rame et connaître
des
conditions de vie atroces. « Voguant » de mai à septembre, ils restent
l’hiver
à quai pour travailler dans les arsenaux ou les manufactures, mais
souffrent à
bord du froid et de la faim. Les deux tiers meurent avant trois ans.
En 1748 Louis XV fait
« débarquer » les galériens dans les ports car ils n’ont plus
de
rôles sur les navires du Roi, et les affectent alors à d’autres travaux
forcés.
Leur condamnation à « la peine des galères » consiste à
construire
les bagnes maritimes de Toulon, Brest … et en 1763 Rochefort.

C’est en juin 1763
que se fait
sentir « la nécessité d’avoir des
forçats au port de Rochefort, pour y servir comme journaliers, ainsy
que cela
se pratique à Brest et à Toulon ». La date n’est pas
anodine : elle
correspond à la fin de la guerre de Sept Ans, et à la perte
presque
complète pour la France de son premier empire colonial en Amérique du
Nord
(Nouvelle-France et est de la Louisiane), au bénéfice de l’Angleterre.
Les guerres de la Révolution et du Consulat
relancent
à nouveau les activités de l’arsenal, avec la mise en chantier de
31 navires dont 14 grands vaisseaux et 9 frégates. Sous
l’Empire, entre 1804 et 1814, 65 navires sont construits à
Rochefort.
On avait conçu le bagne de Rochefort pour
accueillir
500 forçats, mais il en abrita jusqu'à 2500. Après la création des
bagnes
coloniaux, Rochefort fut le bagne le plus vite vidé et il ferma ses
portes en
1852.
« Le bagne de
Rochefort, qui a fonctionné de 1766 à 1852
au cœur du système productif de l’arsenal, a disparu de la mémoire
rochefortaise malgré ses quatre-vingt-deux ans d’existence et les
quelque 25
000 forçats qu’il a hébergés, dont plus de la moitié sont morts en
détention :
aucun vestige du monument ne subsiste, l’oubli est quasi-total dans la
mémoire
collective et l’on chercherait en vain la moindre plaque
commémorative. »
Ainsi la sévérité des
condamnations dépend de la
période de paix ou de guerre que vit le pays. Des études ont pu montrer
l’augmentation du nombre des condamnations au bagne en fonction des
conflits. Le développement des
bagnes au sein des arsenaux de Brest, Toulon, Le Havre et
Rochefort sont ainsi directement liés à un besoin de main-d'œuvre
pour la construction et la reconstruction de la flotte française en
utilisant
le travail forcé.
D)
Les
conséquences du bagne sur la vie de René Caillé et sur celle de mon
ancêtre
François Loubens, fils de bagnards.
Lorsqu’ils sont condamnés, François Caillié
et Jean-Pierre Loubens laissent
deux nouveaux-nés :
François Caillié est condamné le 18 frimaire an VIII (9.12.1799), son fils René est né le 28
brumaire an VIII (19.11.1799) à
Mauzé-sur-Mignon dans les Deux-Sèvres.
Jean-Pierre Loubens est condamné le 20 prairial an VIII (9.6.1800), son fils François-Jacques nait le
2 frimaire an IX (23.11.1800)
à Toulouse Haute-Garonne.
Cependant, leurs enfances sont entièrement
différentes.
La mère de René Caillié,
Anne-Elisabeth Lépine, décide de se rapprocher du lieu de détention de
son
mari ; elle laisse les aînés de ses enfants à Mauzé-sur-Mignon où
sa mère
est boulangère, et emmène avec elle son dernier-né dans un misérable
logement à
Rochefort. Elle décède en 1811 à l’hôpital de Rochefort, trois ans
après le
décès de son mari, son fils a 11 ans. René a sans doute été confié un
peu plus
tôt à son oncle Barthélémy Lépine, cabaretier à Mauzé. L’instituteur de
Mauzé a
vu les dispositions de son élève et lui donne accès à de nombreux
livres.
L’oncle et tuteur de René le met rapidement en apprentissage chez un
cordonnier : il a 12 ans. En 1814, René perd son frère aîné, et en
1816 sa
grand-mère, ancienne boulangère. Ayant reçu son héritage, il part enfin
vers
l’aventure, muni de son petit pécule. Le 17.5.1816 il embarque sur la
flûte Loire, comme domestique de l’enseigne de
vaisseau Debessé, en direction de la Mauritanie où il accoste le
10.7.1816. Il
a 16 ans. Il sera le premier
européen à revenir vivant de Tombouctou. Est-ce la vue du port de
Rochefort (ci-contre) qui lui a donné l'envie de voyager ?
Partie en juin 1816 de l’ile d’Aix, la flûte Loire
faisait partie d’une flotille de
quatre navires militaires, parmi lesquels la frégate Méduse, dont tout le monde connaît le destin tragique. Le
but de l’expédition
était de récupérer les comptoirs du Sénégal en acheminant militaires,
colons et
scientifiques.
La mère de François-Jacques
Loubens
ne suit pas le même parcours. Le 9.9.1808 (son fils unique a 8 ans),
Anne-Josèphe Dennes se remarie à Villefranche-de-Lauraguais, près de
Toulouse,
avec un peintre décorateur pour les églises, Jean-Pierre Amouroux,
originaire
de l’Aude et veuf lui aussi. Anne-Josèphe quitte alors ses parents et
suit son
époux à Limoux. Lorsqu’il se mariera, à 20
ans, François-Jacques sera appelé « François Loubens
Lamouroux »,
du nom de son beau-père dont il a repris le métier : peintre
décorateur.
Il semble que les rapports entre le beau-père et son beau-fils aient
été bons.
Dans notre famille, le
souvenir du bagnard était
ignoré : c’est en faisant des recherches généalogiques que nous avons
appris
cet épisode.